Diane T. Tremblay

Qui n’a pas déjà été contraint à reconsidérer sa façon de voir? À remettre en question sa façon d’aborder le monde et les autres ? Le regard qu’on pose sur soi-même, sur autrui et, de façon extensive, sur tout ce qui nous entoure, est à ce point truffé d’habitudes et d’automatismes qu’il est souvent difficile d’en désamorcer les subtils et puissants mécanismes. Au fil du temps, insidieusement, ce regard devient presque autonome vis-à-vis de notre propre volonté et se conforme, plus ou moins inconsciemment, à une vision collective et passive qui ne correspond pas nécessairement aux valeurs auxquelles on souhaiterait adhérer. Mais armé de persévérance et d’un peu d’obstination, quelqu’un pour qui la motivation et l’urgence sont à l’égal d’un authentique désir de changement peut arriver à rediriger son regard.

Réapprendre à voir est une chose, réapprendre à ressentir en est une toute autre. Reconsidérer notre rapport avec la matière, avec les moindres éléments qui façonnent notre monde, c’est immanquablement prendre conscience de certains travers de notre nature. C’est réaliser à quel point nous exerçons une forme de domination envers ce que nous cotoyons et utilisons quotidiennement. Par l’entremise d’un rapport de force excluant l’écoute et l’interaction, les visées utilitaires (et plus souvent qu’autrement à court terme) que nous imposons et semons autour de nous défigurent à un point tel notre environnement que nous peinons à nous en remémorer ses plus beaux traits. II est vrai que le rythme de nos vies décourage la naissance même de désirs dits “réparateurs “. Remettre en question notre relation avec les choses et la matière est en quelque sorte remettre en question et en cause le mode même de nos vies, chose que peu parmi nous peuvent prétendre être en mesure de faire et prêts à faire, vu la somme de courage et d’humilité nécessaires qu’une telle résolution implique. Heureusement, certains d’entre nous osent, y travaillent, font en sorte que jamais l’oubli ne puisse succéder à l’indifférence.

Diane T. Tremblay recycle, reformule, met du sens là où nous ne pressentions que creuse placidité. Au lieu d’utiliser et d’assujettir impunément la matière pour la mettre “au service“ de son art sans tenir compte de son caractère propre déjà chargé de signifiance, elle la met au premier plan, la souligne. Le recyclage, outre le fait d’endosser une préoccupation écologique evidente et nécessaire, se double ici d’une seconde dimension tout aussi importante qui tend à préserver une autre chose menacèe d’extinction immanente : la mémoire. “Transformer plutôt que jeter protège l’identité, la personne humaine et la culture. “ La culture de consommation dans laquelle nous vivons ne menace pas simplement l’équilibre de notre environnement mais, plus directement, l’équilibre déjà fragilisé de notre patrimoine culturel et social. Questionner ce avec quoi nous façonnons notre empire précaire, puisque construit selon un raisonnement fast-food, c’est un premier pas pour renforcer les assises meurtries de notre identité et de l’héritage que nous lui réservons.

Sans en altérer la nature, l’artiste fait subir un certain nombre de transformations à cette matière, non pas dans une optique de travestissement, mais dans le but d’amplifier l’imperceptible afin de nous dévoiler quelques-unes de ses splendeurs méconnues. Elle détourne les objets de leur sens premier afin que nous puissions nous rendre compte de tout le potentiel qu’ils renferment. Elle vient ainsi nouer une nouvelle relation avec des objets aussi anodins que le papier journal ou un grossier torchon jusque-là destinés aux ordures. Ces objets lui ont appartenu, font partie de son histoire personnelle et viennent ainsi perpétuer leur mémoire en se faisant oeuvre d’art. En les exposant, elle les partage avec nous, nous en offre des monceaux et parcelles qui viendront nourrir notre propre histoire.

La noblesse du matériau n’est pas ici jugée par rapport à ses antécédents historiques ou sa valeur marchande, mais créée et révélée par le regard de l’artiste (et eventuellement par le nôtre), de même que par ses différentes interventions, dont principalement le tressage. L’adoption de cette technique, apparemment simple, rappelle celle que nos ancêtres utilisaient dans la confection, entre autres, de tapis et de courtepointes, et vient rétablir une part de notre culture souvent dévalorisée et fortement connotée en raison de son caractère artisanal et folklorique. Cependant, cette fois, c’est notre imaginaire qui est sollicité. L’artiste réinjecte de la poésie à travers des objets et matières usées que l’abrutissement de l’habitude a fini par banaliser. à l’aide d’oeuvres colorées et expressives, Diane T. Tremblay vient mettre relief et vie à une imagerie plutôt désincarnée que la haute technologie a placée au premier plan. Par le biais d’un mariage inattendu entre installation et peinture, elle nous offre une expérience tactile et sensuelle du monde qui nous réconcilie définitivement avec lui. Afin de mettre en valeur l’imperceptible, elle donne corps à son questionnement en le déployant dans un espace qu’elle marque et délimite de façon inusitée, de telle sorte que ses paramètres et ce qu’ils contiennent puissent éclater et évoluer à leur tour.

Rémi Turgeon

Paru dans la Revue Espace Sculpture, No 68, Été 2004


Rémi Turgeon détient un baccalauréat en histoire de l’art de l’Université de Montréal. Depuis 2003, il travaille en tant qu’assistant aux événements culturels à la maison de la culture de Notre-Dame-de-Grâce à la Ville de Montréal. Il a collaboré, entre autres, aux publications Vie des arts et Espace sculpture, en tant que chroniqueur. Il se consacre depuis quelques années à sa propre œuvre littéraire et graphique.